Critique littéraire. Paru en septembre 2012, l’essai de Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud, Silence Turquoise – Responsabilités de l’Etat français dans le génocide des Tutsi, est un livre polémique intelligemment mené, révélant les parts d’ombre d’un génocide aux circonstances toujours non-élucidées, dans lequel la France aurait pu jouer un rôle plus que trouble. Une lecture nécessaire, et qui interpelle profondément.

silence-turquoise

 

  Rwanda, 6 avril 1994. L’avion qui ramène le président (Hutu) Juvénal Habyarimana d’un voyage diplomatique explose peu avant l’atterrissage, touché par un missile. Le président rwandais et son homologue burundais, ainsi que trois membres français de l’équipage, périssent dans l’attentat. A peine quelques instants plus tard, la milice Hutu appelée « les Interhamwe » appelle dans la rue la population au meurtre, soutenue par la Garde Présidentielle. Les victimes désignées ? Les Tutsis, soi-disant « ethnie » minoritaire, représentant environ 15 % de la population rwandaise, quand les Hutu en sont plus de 84 %. Les Hutu commencent alors à massacrer leurs voisins, parents, amis Tustis, exhortés par les Interhamwe et la terrible radio RTLMC, Radio Télévision des Mille Collines, tenue par des proches du pouvoir présidentiel Hutu. C’est alors le début d’un génocide qui va faire un million de morts en l’espace d’à peine trois mois.

  Quel rapport entre ces événements tragiques et la France ? Une opération humanitaire brillante et désintéressée selon la version officielle défendue depuis 1994 par les plus hautes instances politiques et militaires, du gouvernement et de l’état-major : Turquoise. Mais, avec l’aide précieuse de Thierry Prungnaud, ancien adjudant du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale), Laure de Vulpian, journaliste spécialiste des questions de justice à France Culture, a décidé de gratter le vernis. Thierry Prungnaud, Chevalier de la Légion d’Honneur, qui s’est notamment illustré en décembre 1994 en étant le premier à entrer dans l’Airbus d’Air France pour délivrer les otages du GIA (Groupe Islamique Armé), conserve un souvenir de Turquoise et du Rwanda en général peu compatible avec cette glorieuse légende de l’opération « humanitaire » salvatrice.

  Quelle est la vérité sur Turquoise ? Quels étaient les véritables enjeux et objectifs de l’intervention française au Rwanda ? Telles sont les questions posées par Laure de Vulpian, citoyenne révoltée, et Thierry Prungnaud, militaire trahi, dans leur livre à charge contre l’Etat Français, Silence Turquoise – Responsabilités de l’Etat français dans le génocide des Tutsi.

Car l’accusation portée par le livre n’est pas mince : l’Etat français ou du moins certains de ses plus hauts dirigeants politiques, au premier rang desquels figure François Mitterrand lui-même, se seraient trompés de guerre et ainsi, bon gré, mal gré, se seraient rendus complices du génocide des Tustis.

Opération Humanitaire ou Guerre Cachée ?

  Revenant sur le contexte de guerre civile qui opposait depuis 1990 l’armée régulière rwandaise entièrement hutu, les FAR, aux rebelles en majorité Tutsi, le FPR conduit par l’actuel président Paul Kagame, Laure de Vulpian dénonce une politique aveugle de soutien au pouvoir Hutu et donc aux FAR, ayant mené à une tentative éhontée de déguiser le génocide en guerre civile. Sur le terrain, la soi-disant neutralité et le caractère humanitaire de Turquoise auraient mal masqué les velléités belliqueuses d’une armée plus désireuse d’empêcher le FPR de gagner la guerre et de conquérir le pouvoir que de protéger des populations menacées. Ainsi, le principal sauvetage de Turquoise, celui de mille Tustis à Bisesero n’aurait été que le fruit du hasard. Pire encore, ces Tutsis découverts par Thierry Prungnaud et ses compagnons le 30 juin 1994 auraient pu être secourus plus tôt, mais auraient volontairement été abandonnés à leur sort durant trois jours qui signifièrent mille victimes de plus. Et puis il y a les suites de Turquoise, plus obscures encore. Les sordides conditions de parcage des survivants dans des camps de réfugiés où régnaient la misère et la terreur. Des rumeurs selon lesquelles l’armée française aurait usé de méthodes proches de la torture. Des accusations bien plus précises de viols de jeunes femmes Tutsis par ceux-là mêmes qui étaient censés les protéger.

   Le problème majeur de ce récit, et l’un de ses principaux atouts est paradoxalement le même : c’est le style romanesque à tendances héroïsantes employé, notamment pour qualifier régulièrement Thierry Prungnaud de « super-gendarme ». Car ainsi, on peut reprocher au livre de faire un peu trop appel au pathos, quand les événements et faits décrits ont une faculté d’interpellation assez puissante pour rendre le procédé superflu. L’établissement de quelques parallèles avec la Shoah peuvent par exemple s’avérer contestables. Néanmoins, il est impossible de nier le caractère pédagogique et facile d’accès du livre. Constitué de deux parties ; le récit puis l’enquête, il se compose de chapitres courts, précis, et est rédigé dans un style direct, percutant. Ainsi, la lecture en est rapide, aisée et agréable – si tant est que l’on puisse qualifier d’ « agréable » le récit d’un génocide. – Evidemment de parti pris, le livre utilise ces procédés d’écriture directe et d’interpellation pour que personne ne puisse rester insensible face à cette lecture. Et cela, il faut bien le reconnaître, fonctionne d’autant mieux que Laure de Vulpian ne cache pas ses intentions : « Face à un génocide, il faut choisir son camps » déclarait-elle le 29 novembre à la librairie L’Autre Rive à Nancy. Sa position est donc claire : En 1994, les dirigeants français ont choisi le mauvais camp.

  Maintenant, près de vingt ans après les faits, l’Etat doit admettre cette erreur. « Il a fallu trente-sept ans et une loi pour que la Guerre d’Algérie soit enfin nommée et devienne une réalité officielle. Et cinquante-trois ans pour que la responsabilité de Vichy – donc de l’Etat français – dans la déportation des Juifs de France soit reconnue solennellement. Ce fut par Jacques Chirac, au début de son mandat.

  Onze ans plus tard et à propos du génocide des Arméniens, le même Jacques Chirac avait invité les Turcs à imiter son exemple en ces mots : « Une nation se grandit toujours de reconnaître les erreurs qu’elle a pu commettre ». Pourtant, à aucun moment, Jacques Chirac ne s’est appliqué cette réflexion à lui-même et au Rwanda. (…)

   Le président François Hollande a cinq ans devant lui pour décider d’ouvrir les archives civiles et militaires liées à la « crise rwandaise » et faire ainsi « grandir la nation ». Mais pour cela, le socialiste qu’il est devra s’affranchir de l’ombre tutélaire de François Mitterrand. »

  Le président de la République fraîchement élu sera-t-il sensible à ce message ? En tous cas, les lecteurs de ce très intelligent et très saisissant pamphlet sur une crise majeure vis-à-vis de laquelle beaucoup trop de questions subsistent ne pourront certainement pas rester indifférents.

 

Silence Turquoise – Responsabilités de l’Etat français dans le génocide des Tutsi, de Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud, éditions Don Quichotte, 19.90 €.

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